Il existe une infinité de méthodes pour déformer une image. Certaines permettent de reconnaître l’image originale alors que d’autres n’offrent qu’une vision chaotique impossible à reconstituer. Il n’en demeure pas moins que toutes peuvent susciter une grande curiosité. Ces méthodes ont parfois trouvé des applications comme la cryptographie, et parfois en plus d’une application, ces méthodes ont pu jouir d’une certaine popularité artistique. En cherchant les multiples types de déformation de l’image, on met aisément la main sur des photographies d’Alexandre Duret-Lutz ainsi que des vidéos qui semblent utiliser des techniques apparentées. Ces images se trouvent souvent dans une mince zone de transition entre le reconnaissable et le non-reconnaissable, tout comme les anamorphoses qui laissent entrevoir quelque peu les qualités de l’image originale. Les questions qui viennent naturellement à l’esprit sont les suivantes: ces images, bien que définies comme anamorphiques sur internet, peuvent-elles vraiment être considérées comme des anamorphoses? Si non, quelles sont les caractéristiques communes à ces deux types d’images et quelles sont celles qui les séparent? Finalement, que peut-on apprendre de ces multiples observations dansl’optique de la compréhension de notre vision du monde. Ces informations s’avèrent importantes pour l’exploration de la déformation de l’image ainsi que la mise en mouvement de celles-ci afin d’explorer de nouvelles avenues pour l’image cinématographique. Nous verrons en particulier quel est l’impact de ces déformations sur la représentation de l’espace et la navigabilité de l’espace diégétique. Le but de mon questionnement est de répondre autant que possible aux diverses interrogations mentionnées et d’en souligner l’importance dans l’expérimentation autour de l’image cinématographique.
La démarche suivie dans ce texte fut orientée par une série de concepts relativement abstraits qui se doit d’être étudiée de concert avec certaines œuvres afin de bien en saisir les nuances. Le cheminement débute par la présentation des images anamorphiques. L’étymologie du mot anamorphose, sa définition et son acceptation au sens large sont discutés et exemplifiés par diverses illustrations. Par la suite, nous jetterons notre regard sur un point important de l’histoire des anamorphoses qu’est la Renaissance et l’apparition de l’étude de la perspective. On y décèlera l’importante innovation théorique du point à l’infini dans l’étude mathématique de la perception et nous divergeons vers l’équivalent dans les arts, notamment dans le travail de Dick Termes, Jos Leys et Maurits Cornelis Escher. Ayant compris l’importance de ce point de fuite, on pourra alors se lancer dans l’étude des différents types de projections de la sphère vers le plan et les différents critères de classification de celles-ci, en particulier la conformité. On prêtera une attention particulière à la projection stéréographique et les principales caractéristiques qui la définissent. À ce point, nous pourrons entamer l’étude du travail du photographe Alexandre Duret-Lutz. On étudiera alors ses photographies de Wee Planets du point de vue de la projection. On se tournera ensuite vers desimages du même photographe qui impliquent quelques difficultés supplémentaires quant à leur réception. On devra dès lors s’outiller plus adéquatement et c’est la raison pour laquelle nous plongerons davantage dans les aspects théoriques. On étudiera e principe des transformations conformes, des transformations de Möbius et finalement on présentera quels sont les liens qui relient ces dernières à la projectionstéréographique. Une fois cette démarche accomplie, il deviendra aisée d’analyser les images plus compliquées de Duret-Lutz et même certaines vidéos qui semblent user de techniques de productions similaires. Une fois les caractéristiques profondes de ces images démystifiées, il s’agira de les mettre en relation les unes aux autres et tenter de comprendre comment elles peuvent s’insérer ou non dans la définition d’anamorphose. Finalement, pour trouver un point commun à l’ensemble de ces œuvres, on se tournera vers la psychologie de la perception et la théorie de Bidermann afin de trouver ce qui les rassemble toutes. Ce passage par les techniques de projections et de transformation de l’image permet d’anticiper de nouvelles explorations dans ce domaine et d’ouvrir la voie vers une analyse de certaines images déjà existantes, surtout celles qui se propagent en réponse à la compréhension et la conclusion de l’œuvre Exposition d’Estampes d’Escher. Les principales avenues de recherche pour l’imagecinématographique seront finalement discutées.
L’ANAMORPHOSE
Le mot anamorphose est composé du préfix grec ana, signifiant remontée, et de morphe, la forme. Le mot signifie essentiellement le retour vers une forme. Il doit donc y avoir au préalable une déconstruction de la forme avant de pouvoir remonter vers elle. On présente généralement le résultat déformé de l’image originale, souvent impossible à bien comprendre, et il en tient au spectateur de retrouver l’image originale. Le mot anamorphose semble avoir été utilisé pour la première fois pas Gaspar Schott au 17ième siècle. Dans son ouvrage sur le sujet, Jurgis Baltrušaitis défini l’anamorphose comme «une dilatation, une projection des formes hors d’elles-mêmes, conduites en sorte qu’elles se redressent à un point de vue déterminé » (7). Tout en s’éloignant un peu de l’étymologie du mot, cette définition donne l’essentiel de ce qui doit être compris. Il y a déformation d’une image qu’un seul point de vue permet de restituer, point auquel le spectateur devra se positionner afin de comprendre l’image. Les racines de l’anamorphose se trouvent dans les perspectives allongées ou accélérées qui jouent le rôle d’éloigner ou de rapprocher le point de fuite, principalement en architecture et en peinture. Vitruve et Euclide avaient étudié ces deux types de perspectives. Dans les images de plus petits formats, les premiers exemples probants sont probablement les Vexierbild (1525) d’Erhard Schön (Figure 1) et Les Ambassadeurs (1533) de Holbein.
Ces œuvres présentent des formes grotesques qui, perçues d’un point de vue particulier de l’observateur, laissent entrevoir une forme cohérente. Par exemple, dans le travail de Schön on peut y voir Charles Quint en se plaçant très à droite de l’image et un crâne apparait en bas de la peinture de Holbein en se positionnant en bas à gauche du cadre. Ces types de jeux visuels ont grandi en popularité à la Renaissance et demeurent toujours appréciés. Quelques exemples supplémentaires nous aiderons àcomprendre quels sont les éléments qui sont habituellement inclus dans la catégorie d’anamorphose. Il semble qu’en général ce soit l’image qui se déforme sur une surface planaire mais parfois, c’est la surface même de travail qui est modifiée et prise comme non planaire afin d’obtenir le résultat. Les premières expériences semblent venir de l’architecture des dômes et colonnades baroques. De nos jours, cette technique connaît une popularité grandissante principalement dans le milieu des graffitis, spécifiquementen France avec des artistes tels que le TSF Crew, le Paper Donut Collective ou Vincent F. Dans ces travaux d’une extrême précision, les images sont déformées sur des surfaces très complexes mais elles permettent malgré tout une perspective adéquate pour voir l’image cohérente ressortir, comme inscrite sur un plan imaginaire flottant dans l’espace. L’image voulue peut même parfois apparaître comme étant un objet tridimensionnel présent dans le lieu d’exposition (Figures 2 à 5).
Un autre exemple classique est l’anamorphose à miroir. Ces anamorphoses ajoutent un degré de complexité en obligeant l’observateur à posséder un type de miroir particulier en plus de se positionner à un point de vue très précis. Ces miroirs sont parfois pyramidaux, cylindriques ou coniques, ce qui donne des résultats très impressionnants comme dans le cas de L’île mystérieuse d’István Orosz. La particularité ici est que on doit s’outiller afin de remonter vers l’image, le point de vue ne suffit pas à reconstruire l’image. Il en résulte qu’en ce sens l’étymologie du mot anamorphose semble mettre en valeur un point important qui est la capacité de retrouver l’image indépendamment de la méthode requise pour ce faire (Figures 6 et 7).
Si l’on veut pouvoir comprendre et analyser les anamorphoses modernes, du moins celles qui seront présentées, il est important de retourner voir dans quel contexte ces anamorphoses se sont historiquement développées, c’est-à-dire à la Renaissance. Il n’est pas surprenant de voir que les anamorphoses ont gagné en popularité en synchronie avec l’explosion des études de la perspective puisque leur production fait un usage élaboré et original de ce savoir. Les débats entourant les méthodes à utiliser et à enseigner, surtout les différents modèles théoriques, ont ouvert de multiples venues qu’il nous est impossible d’ignorer. En particulier, la présence et l’utilisation du point de fuite, qui marque un tournant de l’histoire de la peinture, a une incidence sur les images analysées dans ce texte. Par exemple, si le point de fuite apparaît naturellement dans l’image photographique et cinématographique d’un paysage, on verra qu’il en vaautrement pour certains concepts qui ont évolués en parallèle dans les arts visuels et dans les mathématiques et qui se rejoignent de manière plus subtile pour permettre des présentations de l’espace particulières que l’on retrouve désormais en photographie et en vidéo. Tel est le cas de la ligne de fuite qui découle de l’étude de la perspective.
LE DÉBAT HISTORIQUE, LA BIFURCATION ET LES CONSÉQUENCES
Plus on plonge dans les lectures sur la perspective et les différentes théories qui en découlent et plus on se rend compte que plusieurs termes peuvent porter à confusion. Il vaut la peine de se pencher sur quelques distinctions. On doit distinguer premièrement deux types d’études sur la perspective. D’une part, il y a le travail pratique fait par les artistes, techniciens et scientifiques dans le but précis de faciliter la productiond’œuvres d’arts. D’autre part, il y a le travail fait en perspective dans le but de résoudre des problèmes mathématiques comme il en est le cas avec certains travaux de Lambert, Monge ou Desargues (Andersen 696-702, 707-711); (Gray 25-29). Les écoles de pensées issues de ces deux méthodologies générèrent certaines querelles qui prirent une allure publique, principalement entre Desargues et le Père du Breuil etensuite entre Desargues et son élève Abraham Bosse contre Grégoire Huret (Baltrusaitis 101). Ce qui importe ici, c’est que ces débats ont engendré une innovation dont on a encore peine à jauger l’importance.Gaspar Monge avait épuré les différents concepts et construit une version élémentaire de la géométrie nommée géométrie descriptive dans laquelle les seules informations analysées étaient l’incidence entrepoints et ligne en plus de l’implication de trois axiomes de bases. Il en résulte que le concept de métrique et d’angles entre les lignes n’était pas pris en compte. (Scherk, Lingerberg 3-6). Or, dans le but d’unifier cette théorie avec celle d’Alberti, Desargues ajouta le point à l’infini auquel toute ligne parallèle peut être incidente (Dahan-Dalmedico, Peiffer 130). Ce droit soudain d’ajouter un point à l’infini a permis une séried’expérimentations telles que les géométries non-euclidiennes de Polya et Lobatchevski (Dal’Bo-Milonet 38-45). Il existe évidemment une multitude d’options en ce sens. On peut théoriquement ajouter un nombre arbitraire de points de fuite, ou points à l’infini. Pour donner un exemple simple et concret, cela revient quelque peu à l’étude de différents types de projections : axonométrique, à un point de fuite, à deux points de fuite. Plusieurs artistes ont déjà profité des explorations que cela engendre. Le travail de Dick Termes en est un excellent exemple.Dick Termes dessine des scènes directement sur des sphères qu’il appelleTermespheres. Avant de se mettre au travail, il choisit le nombre de points de fuite qu’il veut utiliser. Il travaille parfois avec deux points de fuite et peut faire des constructions allant jusqu’à six points de fuite (Termes 244-245). Le cas de six points de fuite constituant trois paires de points antipodaux permet de représenter des images qui seraient l’équivalent de prendre six photographies autour d’un point fixe avec des caméras fish-eye de sorte à recouvrir entièrement la sphère sans omettre aucun point. Le résultat de l’image représente ce que l’on verrait d’un point de vue du centre de la sphère, mais présenté sur la surface extérieure de la sphère au lieu de l’intérieur. (Figures 8). L’exemple de Termes met en lumière un autre aspect de l’utilisation du point de fuite. En effet ses œuvres démontrent bien comment les points de fuites, tout comme il en est le cas avec les anamorphoses, peuvent facilement se transposer à des surfaces non-planaires. Pour en saisir l’importance dans la création d’images cinématographiques on se doit de comprendre la ligne de fuite.
Il est possible de faire d’une ligne complète l’équivalent d’un point à l’infini. Le concept a d’abord été apporté par Poncelet en s’apercevant que si deux lignes parallèles se joignent à l’infini, il devrait en être de même pour deux plans parallèles, formant ainsi une ligne à l’infini (Coxeter 3). C’est également ce qu’avait fait M.C. Escher pour une série de gravures dans lesquelles on voit disparaitre des figures d’un dallage planaire vers l’horizon que constitue le cercle (Escher 44-45) (Figure 10). D’autres artistes comme Jos Leys ont utilisé le même procédé.Le déplacement et l’ajout de points de fuite de concert avec l’utilisation de ligne d’horizon comme point de fuite nous aidera à comprendre d’avantage la projection stéréographique et les œuvres qui en font usage.
LES PROJECTIONS STÉRÉOGRAPHIQUES ET AUTRES VARIATIONS
Les adeptes de projections, artistes ou scientifiques, ont développé au fil des siècles une multitude de techniques différentes pour faire passer les images d’un type de surface à une autre. Évidemment, une des questions découlant de la prise de conscience de la sphéricité de la Terre était celle de la projection d’une sphère vers le plan (et vice versa) afin de permettre des cartes précises. La recherche d’une projection adéquate fit apparaître des techniques, comme celle de Mercator, avec leurs avantages et désavantages. Les types de projection sont nombreux et contiennent tous certaines nuances qu’il faut bien savoir déceler.
Une des projections les plus importantes, étudiée depuis l’antiquité (Snyder 154), est connue sous le nom de projection stéréographique. Dans cette projection, on place la sphère sur un plan en la faisant reposer sur son pôle sud et du pôle nord on trace une ligne droite qui traverse la sphère en un point et finalement rencontre le plan. Le point sur le plan est le point de projection de celui de la sphère, c’est l’endroit où ce point se retrouve après la projection (Figure 11). Si l’on fait la transformation inverse, chaque point revient à son point initial sur la sphère. Plus on s’éloigne vers l’infini dans n’importe quelle direction du plan, plus on se rapproche du pôle nord après la transformation inverse qui ramène les points sur la sphère (Gamelin 11-13); (Pressley 109-111). La bordure infinie du plan dans toute les directions, l’horocycle, est un point à l’infini lorsque considérée dans cette projection.
En cherchant des images de projections stéréographiques, on tombe rapidement sur le travail d’Alexandre Duret-Lutz, photographe et informaticien français. (Figures 12 et 13) Ces images à la fois belles et vaguement humoristiques laissent difficilement entrevoir l’application de la projection stéréographique. Heureusement, Duret-Lutz explique très clairement la démarche qu’il a suivi afin d’obtenir son résultat. . Il débute en prenant des photographies d’un lieu à 360° horizontalement et à 180° verticalement. Ces photos, raboutées toutes ensembles peuvent former une sphère dans laquelle se trouvait la caméra au moment de la prise des clichés avec le zénith comme pôle nord et le nadir comme pôle sud. Cette sphère est l’équivalent photographique d’une Termesphere, mais virtuelle et perçue de l’intérieur. Une fois cette sphère virtuellement construite par ordinateur, Duret-Lutz applique la projection stéréographique. . C’est la raison pour laquelle dans les Wee Planets comme elles sont souvent nommées sur internet, les objets qui s’élèvent vers le ciel le font en direction de la bordure de l’image puisque cette bordure, en toute direction, représente le point à l’infini et donc le zénith. La liste des photographies faisant usage de cette projection est longue et donne lieu à une panoplie d’effets forts intéressants.
Si le principe s’applique à la photographie, il est normal qu’en remplaçant les caméras photographiques par des caméras vidéo on puisse obtenir des vidéos similaires et il semble que l’une de ces premières expériences ait été faite en 2008 par Nate Bolt. Depuis, d’autres passionnés de projection ont suivi la tendance. On peut souligner en particulier le très beau travail de Mark Macaro.. On trouve même désormais des travelings de caméras qui s’effectuent sur des Wee Planets, ce qui revient à dire que le pôle nord de la projection bouge en permanence comme dans Zach Walks Around dans lequel Zack Palmer utilise une sphericam. D’autres vidéos poussant encore plus l’expérimentation ont vu le jour et nous y reviendrons plus loin dans ce texte.
CARACTÉRISTIQUES DES PROJECTIONS ET COMPRÉHENSION DU TRAVAIL DE DURET-LUTZ
Premièrement, il faut préciser qu’il existe différentes manières de projeter une sphère sur un plan. Les projections utilisées par Mercator, Miller ou Cassini par exemple projettent la sphère à partir de son centre sur un cylindre qui l’entoure (Synder 37-38). D’autres projettent la sphère sur un cône que l’on déplie par la suite pour obtenir une carte, c’est le cas des projections de Albers ou de Lambert. Malgré de nombreuses caractéristiques intéressantes, ces projections ne semblent pas être utilisées dans la production de photographies artistiques pour l’instant et pour cette raison nous limitons notre intérêt à la projection stéréographique.
Les projections entre deux surfaces ont tendance à modifier certaines propriétés géométriques telle que la longueur ou l’aire. On sait désormais qu’une conséquence directe d’un théorème due à Gauss, le Théorème Egregium (remarquable), est qu’il n’existe aucune projection isométrique entre la sphère et le plan (Pressley 229 et 238). C’est-à-dire qu’il n’existera jamais une carte sur laquelle les longueurs sont proportionnelles à celles sur le globe. Ces longueurs se retrouvent obligatoirement rallongées ou rétrécies. Il y a principalement trois caractéristiques que l’on regarde lors d’une projection. Cette analyse en revient à une précision des interrogations d’Alberti, à savoir quelles sont les caractéristiques géométriques conservées entre deux perspectives (Dahan-Dalmedico, Pfeiffer128), ou dans notre cas entre deux images sur deux surfaces différentes après une projection. Si les longueurs sont conservées, on dit qu’il y a isométrie. Si les aires des sections sur la première surface sont conservées sur la seconde surface on dit qu’il y a équivalence. Finalement, ce qui nous intéresse ici, si les angles entre deux courbes qui se croisent sont conservés, on dit que la transformation est conforme. Conséquemment, on peut étudier la projection de certaines figures géométriques. Par exemple, on sait que pour la projection stéréographique, les cercles qui ne passent pas par le pôle nord sont envoyés vers des cercles sur le plan. Les cercles passant par le pôle nord correspondent à des lignes droites infinies dans le plan puisqu’elles vont d’un infinie à un autre, i.e., du pôle nord au pôle nord après la projection inverse (Gamelin 12-13).
L’effet d’envoyer les cercles vers les cercles est clairement visible dans le travail d’Alexandre Duret-Lutz. En prenant des photos en panoramiques circulaires sur la ligne d’horizon, autrement dit en 360° horizontalement, il crée un cercle avec l’horizon qui, dans la construction de la sphère virtuelle, se retrouve à être le cercle de l’équateur. Une fois la projection stéréographique appliquée, ce cercle équatorial est le cercle qui délimite la circonférence de cette petite planète que l’on voit. Ce cercle d’horizon devient alors cette fameuse ligne à l’infini qui permet une présentation particulière de l’espace.
Élaborons un peu sur les transformations conformes. Ce principe veut que si nous avons deux courbes qui se coupent perpendiculairement sur la sphère elles se couperont également perpendiculairement sur le plan. Évidemment, on doit avoir une définition d’angle qui convienne autant pour des courbes sur une surface sphérique que sur le plan. C’est pourquoi on utilise l’angle entre les droites tangentes aux deux courbes en leur point d’intersection (Gamelin 36-43). Il suffira de comprendre en fait que l’on sait calculer l’angle entre deux courbes sur une sphère ou un plan. Le point qui nous intéresse est le même qu’Alexandre Duret-Lutz tient à préciser dans son texte explicatif sur internet , c’est le fait que la projection stéréographique est une transformation conforme (Pressley 108-111; Snyder 154). Il précise très clairement que son travail n’est pas effectué à partir de la projection polaire (un autre type de projection) qui elle n’est pas une transformation conforme . Cette qualité d’être conforme a une grande incidence sur le résultat et parfois sur l’appréciation du résultat final. La qualité d’être conforme permet de conserver la forme générale (dans un sens large) des constituants de l’image et permet de reconnaître la scène. Ces détails seront approfondis dans la section sur la théorie de la perception. Nous avons pour l’instant deux constatations importantes : les Wee Planets sont construites à partir de la projection stéréographique et celle-ci est une transformation conforme.
Il semble qu’un certain bagage mathématique nous ait donné l’opportunité de comprendre un peu plus les Wee Planets d’Alexandre Duret-Lutz. On comprend qu’il y a conservation des cercles, conservation des angles et dilatation ou rétraction des longueurs. Or, il reste encore dans son portfolio quelques photographies qui portent à confusion. C’est le cas de la figure 14. Dans cette photographie, le sol semble former un immense cylindre au bout duquel le ciel siège. La distorsion des formes semble vaguement similaire aux autres photographies de Duret-Lutz mais le résultat global se distingue énormément de celui de la projection stéréographique. Toutes les projections que nous avons vues ou nommées jusqu’à présent avaient pour but de cartographier la terre, ou le ciel , mais aucune d’elles ne semble pouvoir donner le résultat que l’on observe. Pour comprendre l’effet obtenu sur cette photographie, il y a deux chemins possibles. L’un passe par la projection stéréographique et l’autre par les transformations de Möbius.
TRANSFORMATIONS DE MÖBIUS ET PROJECTION STÉRÉOGRAPHIQUE
Dans le processus de création de ses images, Duret-Lutz fait la projection d’une sphère virtuelle qu’il a construite à l’aide de ses photographies à 360°x180°. Dans les projections stéréographiques qu’il fait pour ses images de planètes, il place le zénith comme pôle nord, point à partir duquel on tire les rayons qui définissent la correspondance entre les points de la sphère et ceux du plan. Or, rien ne l’empêche d’appliquer des modifications sur cette sphère avant de faire sa projection. En observant la figure 14, on voit que cette fois-ci le zénith se retrouve au centre au lieu d’en bordure de l’image et que la bordure de l’image est en fait le nadir de la caméra. Il y a donc inversion du pôle nord et du pôle sud, c’est-à-dire que le photographe a appliqué à sa sphère de projection une rotation de 180° verticalement avant de faire la projection. Logiquement, la rotation de la sphère ne modifie pas les angles entre les lignes sur la sphère et comme vu auparavant, la projection stéréographique conserve également les angles. Conséquemment, les objets dans la figure 14 conservent leurs formes générales et restent reconnaissables.
Ici, la question de la projection se complexifie largement et il nous faudra creuser plus profondément encore dans l’univers de la projection et des transformations de l’image. On aura besoin d’un nouvel outil : les transformations de Möbius.
Avant tout, il nous faut connaître le plan complexe. Le plan complexe est comme le plan cartésien, la seule nuance est que les valeurs de l’axe des ordonnées sont des valeurs qui multiplient le nombre i =√-1. Par conséquent, si j’écris le couplet (2,3), cela revient à dire que j’ai deux en valeur réelle et 3i. Le nombre complexe résultant est z =2+3i. Tout point du plan est donc associé à un nombre complexe. Comme pour les nombres réels, on peut additionner, multiplier ou diviser un nombre complexe par un autre. La transformation t = a+z, où a est un nombre complexe fixe et z un nombre complexe quelconque. Autrement dit, on ajoute à tous les points du plan la valeur complexe a. Il en résulte une translation du plan. De manière équivalente, on trouve que l’on peut aisément construire des dilatations, rétractions et rotations du plan complet. . Les transformations de Möbius sont les transformations de la forme (az+b)÷(cz +d), où a,b,c,d sont des nombres complexes fixes. Toute transformation de Möbius peut être construite à l’aide d’un nombre fini de dilatations, translations, rotations et inversions (Gamelin 65).
La dernière transformation mentionnée, l’inversion t =1÷z, est celle qui diffère quelque peu des transformations triviales. Elle prend le point à l’infini et le positionne au centre du plan, et inversement met le centre du plan au point à l’infini dans toutes les directions, ce qui est exactement l’effet observé sur la photographie de Duret-Lutz.
Pour bien comprendre les effets de cette inversion, le lecteur est invité à visionner la vidéo s’intitulant Möbius Transform Revealed par Douglas Arnold et Johnathan Rogness. Le film présente le lien qui existe entre la projection stéréographique et les transformations de Möbius. Cette connexion entre les deux types de transformation est fondamentale pour la compréhension des photographies de Duret-Lutz et une autre œuvre qui sera présentée dans le texte, une vidéo de Tokuzawa. Afin d’éclaircir ce lien revenons sur un point de vue plus théorique. En utilisant l’idée de Desargues d’ajouter un point à l’infini dans toutes les directions, on referme le plan et on obtient le Extended complex plane, c’est-à-dire le plan complexe plus un point à l’infini, ce qui revient en fait à la sphère de Riemann, sphère qui représente le plan complexe avec son pôle nord comme point à l’infini. Cette sphère est équivalente à celle de la projection stéréographique. Il n’est donc pas surprenant qu’il existe un lien entre les modifications de la sphère et les transformations de Möbius.
Il y a plusieurs caractéristiques des transformations de Möbius qui nous intéressent. Premièrement, ce sont des transformations conformes (Saff, Snider 389). Ceci est déjà une première caractéristique semblable à la projection stéréographique. De plus, comme il est laissé entendre dans la vidéo d’Arnold et Rogness, transformations de Möbius de base sont toutes équivalentes à un mouvement particulier de la sphère avant d’appliquer la projection stéréographique. Les translations du plan sont les translations de la sphère avant la projection. Les dilations et rétrécissement du plan reviennent à changer la grandeur ou la hauteur de la sphère. Les rotations autour de l’axe perpendiculaire au plan sont les rotations du plan et les rotations verticales mènent vers les inversions du plan. La photographie problématique de Duret-Lutz peut donc simplement être considérée comme une inversion de Möbius sur une image planaire d’une Wee Planet comme celle de la figure 12. De plus, puisque les transformations de Möbius peuvent toutes être construites à partir des transformations de base que constituent la rotation, dilatation, la translation et l’inversion, toute transformation de Möbius peut être construite à partir de la projection stéréographique et des modifications associées sur la sphère. Il en découle que toute caractéristique propre aux transformations de Möbius peut également être obtenue à partir de la méthode de projection. En particulier, c’est vrai pour la caractéristique suivante : à l’aide des transformations de Möbius, on peut prendre n’importe quel triplet de points et le transposer vers n’importe quel autre triplet de points (Gamelin 63). Cette caractéristique est d’autant plus surprenante qu’il est possible de le faire tout en conservant les angles entre les courbes puisque cette transformation sera aussi obligatoirement conforme. Ce constat en main, il est désormais possible d’étudier la vidéo Stereographic Projection – Sample 02 (motion picture) de Ryubin Tokuzawa.
Cette vidéo est en premier lieu notable par la présence de deux énormes ronds noirs envers lesquels semblent converger un grand nombre de lignes. Plus étonnant encore est que ces grands points noirs semblent pouvoir se promener vers le haut et se muter en l’ensemble de la bordure noire de l’image qui semble elle aussi pouvoir former un point mouvant vers lequel les lignes convergent. Ces modifications continues de l’image ne semblent cependant pas modifier notre compréhension de l’image, la caméra se situe sur le toit d’une automobile qui circule sur une route. Comment chaque photographie et finalement la vidéo a-t-elle été construite? Revenons à notre duo projection stéréographique et transformations de Möbius.
Ces transformations étant équivalentes à des mouvements de la sphère combinés avec la projection stéréographique, il en résulte que l’on peut porter n’importe quel triplet de points de la sphère vers n’importe quel triplet de points sur le plan. ces transformations sont également équivalentes à des mouvements de la sphère combinés avec la projection stéréographique. Il en résulte que l’on peut porter n’importe quel triplet de points de la sphère vers n’importe quel triplet de points sur le plan. En observant la vidéo de Tokuzawa plus attentivement, on s’aperçoit que le point noir que l’on voit on début en haut de l’image est le point de zénith de la caméra placé sur le véhicule. Le point du bas de l’image est en fait le nadir de la caméra. Ce qui a été fait après le tournage est simplement de déplacer deux points des pôles pour les installer près du centre de l’image. Ensuite, modifier leurs positions respectives revient à modifier les effets visuels. En projetant le zénith vers le point à l’infini, on associe la bordure de l’image avec le point de fuite et on obtient une Wee Planet, ce qui se retrace visuellement par le point noir qui se dirige tranquillement vers le haut pour se fondre dans la bordure et laisser apparaître la Wee Planet en question avec le nadir au centre. Le résultat peut avoir été obtenu de deux manières différentes. Soit en créant une sphère abstraite à l’aide des photographies panoramiques pour ensuite modifier cette sphère par des dilatations et rotations avant d’appliquer la projection stéréographique, soit la sphère virtuelle a été projeté directement pour créer une image sur laquelle on a appliqué les transformations planaires, les transformations de Möbius.
Nous avons désormais compris l’ensemble des technicités qui se dissimulent derrière les œuvres comprenant des anamorphoses, des projections stéréographique et des transformations de Möbius. Nous sommes prêts à entreprendre une discussion sur les différentes implications, conséquences et interprétations de ces travaux dans le domaine des arts visuels et du cinéma en particulier.
DISCUSSION
Il existe une grande variété de distorsions que l’on peut appliquer à l’image. Elles sont toutes aussi surprenantes les unes que les autres et c’est ce qui en fait l’attrait pour plusieurs artistes. Certains types de distorsions, même simples, garantissent l’impossibilité de retrouver l’image initiale comme il en est le cas de la méthode de cryptographie visuelle de Moni Naor et Adi Shamir. . Or, quels sont les points communs et divergents qui nous permettent dans le cas des anamorphoses et des transformations de Möbius de remonter vers l’image? Quelques observations sont de mise. Premièrement, on doit constater qu’il est possible de remonter vers une image sans posséder un point de vue particulier dans l’espace. Le cas de la cryptographie est un exemple évident et il en est de même pour les transformations de Möbius. En effet, toute transformation de Möbius, aussi déformante soit-elle, possède une transformation de Möbius inverse qui permet de ramener l’image à son image originale (Gamelin 63-64). De sorte que d’une image déformée du vidéo de Tokuzawa, il est possible de ramener l’image avec le nadir au centre et le zénith comme bordure de l’image, c’est-à-dire à l’image équivalente à une Wee Planets de Duret-Lutz prise sans distorsions immédiatement après la projection stéréographique. Il est de manière équivalente possible de retrouver la position initiale de la sphère de projection avant les transformations sur celle-ci. Il existe donc des remontées vers l’image qui soit strictement techniques et non imputables à un point de vue particulier. Cette caractéristique semble être partagée par certaines anamorphoses. Par exemple, le retour à l’image dans le cas des anamorphoses cylindriques, comme celle d’Orosz, est impossible sans l’outil nécessaire.
En comparant l’anamorphose d’Orosz et les anamorphoses cylindriques des Pays-Bas du 18e siècle que l’on retrouve dans la collection de H. Tannenbaum un point particulier nous frappe, point qui s’applique tout aussi pertinemment au travail de Duret-Lutz : la peinture d’Orosz est cohérente et agréable à regarder même si on ne fait pas le retour à l’image originale (dissimulée dans ce cas) contrairement à celles de la collection de Tannenbaum qui semblent chaotiques sans le miroir cylindrique. Ce principe va encore plus loin dans le cas de Duret-Lutz où le retour à l’image n’a pas lieu de se faire. L’œuvre est l’image déformée et la petite planète constitue en soit un monde à part entière sur laquelle on s’attend à voir ressurgir le petit prince. Les images sont vendues telles quelles par l’artiste, sans aucune piste pour la reconstruction. Il y a donc possibilité de comprendre une image sans avoir à remonter vers l’image originale.
Il devient alors intéressant de chercher à comprendre ce qui permet à une image de conserver une cohérence. Cette possibilité est-elle engendrée les mêmes principes des anamorphoses qui permettent la transition d’image chaotique à l’image compréhensible en se positionnant au point de vue approprié?
La piste qu’il semble naturelle de prendre vient de la définition même de transformation conforme. Comme mentionné auparavant, ces transformations conservent les angles d’incidence aux croisements de lignes. En regardant une gravure de Schön ou les graffitis du TSF Crew, l’image comme telle ne semble aucunement préservée Cependant, si le spectateur arrive à reconnaître l’image du point de vue adéquat, c’est bien que l’image retrouve les bons angles d’intersections en arrivant sur la rétine. On a donc une transformation conforme, en plusieurs étapes, entre l’image originelle avant sa construction déformée et l’image finale rétinienne.
L’image anamorphique rétinienne possède une autre caractéristique : c’est une homothétie. C’est-à-dire qui même si l’image rétinienne est beaucoup plus petite que l’originale, les longueurs sont toutes proportionnellement plus petites par un certain rapport d’homothétie k, et les aires le sont par le carré de ce rapport. Un argument simple pour le démontrer serait de faire une triangulation de l’image, c’est-à-dire de la découper en une somme finie de petits triangles. Pour que deux triangles soient homologues, il suffit que deux de leurs angles soient égaux, ce qui découle directement de la discussion du paragraphe précédent. Trivialement, les images de la projection stéréographiques et des transformations de Möbius ne conservent pas les aires. Par exemple, pour la projection stéréographique, un cercle minuscule autour du pôle sud se retrouvera projeté vers un immense cercle avec son contour très loin de l’origine. Par les cas de l’inversion, on peut voir que les aires ne sont pas proportionnelles.
Il semble pour l’instant que les ressemblances s’arrêtent ici. La conformité est partagée dans tous les cas, mais pas l’équivalence des aires. Tournons-nous maintenant vers la psychologie de la perception afin de voir comment celle-ci peut souligner l’importance de ces caractéristiques dans la reconnaissance d’image
LA THÉORIE DE LA RÉCEPTION DE L’IMAGE
Au cours du dernier siècle, de grandes avancées ont permis une meilleure compréhension de notre système visuel. Ces découvertes ont permis entre autres d’expliquer un grand nombre d’illusions d’optique et de mieux comprendre le fonctionnement de la réception des objets visuels. Dans un article important, Irving Biederman a mis sur pied sa théorie des géons, ou constituants visuels des objets. Il présente entre autres l’effet de l’ablation de certains éléments d’objets visuels. L’un des résultats importants concerne les lignes et leurs intersections. Dans une expérience, il effaça 50% des lignes de deux manières différentes. Une fois en ne touchant qu’aux segments milieux des lignes et l’autre en touchant aux intersections. Il observa que les sujets avaient beaucoup plus de difficulté à reconnaître les objets lorsque des intersections de lignes avaient été enlevées. Il en va de même aux constituants. Par exemple, un avion auquel on a enlevé une aile est plus difficile à reconnaître que si l’on enlève une bonne part des intersections des lignes qui le représentent. La conclusion est que les intersections de lignes sont des constituants extrêmement importants pour la reconnaissance d’image (135-140). Pour se convaincre de l’importance de l’angle entre les lignes, on peut regarder dans une chambre d’Ames et voir les gens y changer de grandeur. Comme l’explique Ramanchandram, les présuppositions concernant les angles entre les lignes d’une pièce sont si fortes qu’elles outrepassent le fait absurde que les gens y changent de forme.
Cette expérience semble expliquer pourquoi le spectateur malgré la difformité de l’image anamorphique plus traditionnelle, est apte à reconstituer et reconnaître cette image. Ce n’est cependant pas une grande surprise puisque l’image rétinienne est une homothétie de l’image originale. L’expérience devient fort intéressante lorsqu’on l’applique aux images obtenues par transformations conformes.
Il est certain que la conservation des angles doit être jumelée à d’autres principes de base de la reconnaissance d’objet, notamment ceux de la gestalt. Ces principes sont simples mais évocateurs : un objet qui est entouré doit être la figure, la planète de la figure 12 est entouré de bleue; la partie la plus petite doit être la figure; ce qui est symétrique à plus de chance d’être une figure; les lignes parallèles déterminent une même figure; ce qui est de la même couleur doit appartenir à la même figure (Wolfe 87-89). Observons par exemple la figure 15 avec ces considérations en concert avec la conservation des angles. Il y a ici une difficulté à comprendre que le sol est un objet car il entoure plutôt que d’être entouré comme dans le cas des Wee Planets. Il reste tout de même certains éléments aisément identifiables. Par exemple, du sol partent des lignes perpendiculaires à celui-ci mais parallèles l’ l’une à l’autre. Ensuite, ces lignes parallèles sont proches et contiennent toutes la même couleur brune donc devraient être unies en une figure. Finalement, de ces parallèles se ramifies des perpendiculaires contenant également du brun. On reconnaît donc des arbres.
Les mêmes principes s’appliquent pour la troublante vidéo de Tokuzawa. Le regroupement des objets et les angles d’incidences restant intacte de sorte que l’on arrive à déchiffrer les éléments de la scène. Il reste que, en congruence avec notre système visuel, l’image nous semble plus naturelle lorsque les points à l’infini sont plus éloignés les uns des autres, lorsque l’image est une Wee Planet avec un point de fuite en bordure de l’image. Lorsque les deux points noirs sont trop rapprochés, un autre phénomène se produit. Retournons à la théorie de la perception pour le comprendre.
Dans son même article sur la théorie du système visuel, Biederman discute de l’effet de certaines illusions d’optique dont le fameux triangle de Penrose (Figure 5). En revenant sur l’importance des intersections, il discute du fait que chacune des intersections de lignes aux coins du triangle nous impute une vision tridimensionnelle de l’objet, même si son sens global est contradictoire. Les objets peuvent donc être localement cohérents mais tout en restant difficiles à interpréter dans leur ensemble (Biederman 135-140). C’est un effet que l’on retrouve couramment chez les artistes adeptes d’illusion comme Escher ou Orosz. Il semble que le même effet se produise avec la vidéo de Tokuzawa, principalement lorsque les deux points de fuite se rapprochent. N’ayant pas l’habitude de percevoir le monde ainsi, nous n’arrivons pas à en faire un sens : même si techniquement la scène est stéréoscopique, nous la percevons comme se déroulant seulement en avant, ou derrière l’écran. Les transformations conformes sont donc des outils importants qui permettent de représenter différemment les espaces en trois dimensions. Le cas de la projection stéréographique et les images de Duret-Lutz nous montrent comment il est possible ainsi de faire un espace tridimensionnel abstrait mais qui reste parfaitement intelligible alors que le travail de Tokuzawa démontre que l’on peut représenter un monde localement intelligible mais difficile à interpréter dans son ensemble.
Comme nous l’avons vu, le terme anamorphose est assez générique et ne permet pas à lui seul de bien rendre compte des nuances qui forment l’ensemble des œuvres que l’on peut trouver dans cette catégorie. Résumons un peu les différentes observations obtenues.
L’étymologie du mot anamorphose fait référence à la possibilité de retourner vers une image à partir d’une image modifiée. L’acceptation conventionnelle du mot permet l’usage d’un outil pour retrouver cette image originale. La définition de Baltrusaitis du mot implique le positionnement du spectateur à un point de vue particulier. Des images comme les photographies de Duret-Lutz permettent le retour vers une image, mais cela ne constitue pas le but de l’œuvre. Un point de vue particulier du spectateur n’étant pas requis, cela empêche ces œuvres d’être considérées comme anamorphoses au sens de Baltrusaitis même si un processus permet de retrouver l’image originale. Ces différences n’empêchent pas les anamorphoses et les images obtenues avec la projection stéréographique et les transformations de Möbius de partager certaines caractéristiques importantes à leur réception, celle de la conservation des angles d’intersection des courbes. Ce point commun permet une exploration de notre perception de l’espace tridimensionnel.
Cette caractéristique de conserver les angles est une caractéristique des transformations conformes dont les transformations de Möbius et la projection stéréographique ne constituent qu’un échantillon. La compréhension du lien entre conformité et réception de l’image peut mener vers deux considérations importantes. Premièrement, lorsqu’une image est identifiable même après modifications, il semble légitime d’aller vérifier si la transformation est conforme. Prenons un exemple précis. En 2003, le mathématicien H. Lenstra et son équipe ont réussi à comprendre la transformation qu’Escher avait tenté d’effectuer dans sa lithographie Prententoonstelling , (L’exposition d’estampes, 1956). La transformation était d’une telle complexité qu’Escher n’arriva pas à terminer son œuvre et il fallut attendre près de 50 ans pour voir Lenstra et son équipe y parvenir (Lenstra 104-105). Depuis, plusieurs photographes ont entreprit de reconstruire des images similaires en utilisant les même transformations. Les résultats sont très complexes mais restent presque parfaitement intelligibles. Lenstra confirme notre intuition en définissant la relation mathématique utilisée pour modéliser et compléter le travail d’Escher. Cette transformation à base de fonctions exponentielles et logarithmes est une transformation conforme (Gamelin 449). est étonnant de voir que les principes de projections peuvent également servir à définir cette relation. En effet, la transformation décrite par Lenstra peut être décrite en passant par la déformation d’une image projetée sur un cylindre (Carphin, Rousseau 21-24).
Inversement, il pourrait être intéressant d’expérimenter avec une série de transformations conformes et observer à quel point les images restent intelligibles. Ces expériences pourraient sûrement donner lieu à plusieurs œuvres intéressantes qui reviendraient confronter notre perception de l’espace. Pour le moment, l’utilisation cinématographique des projections reste une pratique limitée à quelques artistes spécialisés mais il est évident que ces techniques pourraient mener à des séquences intéressantes notamment dans le domaine de l’humour et du vidéo-clip. La transformation d’Escher-Lenstra donne lieu à quelques vidéos de zooms sur une image fixe infinie, mais il est à croire que cette technique serait intéressante dans un cadre narratif. On voit en autre que, puisque par une image du type de Tokuzawa on arrive à représenter une sphère tridimensionnelle, en juxtaposant plusieurs de ces images on arriverait à représenter un espace avec un grand nombre de dimensions. La production de dédales avec un grand nombre serait également possible en juxtaposant sphériquement plusieurs images de ce type.
Nous avons tenté de comprendre et de classifier quelques œuvres en les considérant dans la perspective de l’anamorphose. À l’aide d’un retour sur l’histoire des théories de la perspective nous avons pu entreprendre une analyse qui contient l’idée des points à l’infini. Utilisant la projection stéréographique et finalement les transformations conformes, nous avons réussi à comprendre davantage les photographies d’Alexandre Duret-Lutz et certaines vidéos que l’on retrouve sur internet. Une fois cette compréhension acquise, la comparaison avec la définition d’anamorphose et des différents types d’anamorphoses nous ont à la fois permis d’exclure les photographie de Duret-Lutz des anamorphoses et de trouver un point commun avec celles-ci : la conformité. La théorie de la perception a permis de consolider notre analyse de la conformité ainsi que de confirmer son importance comme élément d’analyse dans notre entendement de la perception de l’espace réel ou virtuel. Finalement, nous avons ouvert des pistes d’analyse et d’explorations artistiques se basant sur le concept des transformations conformes. Les isométries étant déjà bien présentes dans les arts visuels, il serait fort intéressant de piger dans le grand catalogue des projections et transformations du plan pour tenter d’élaborer des œuvres et hypothèses sur les transformations qui conservent les aires afin de mieux saisir leur importance.